Au milieu d’une crise sanitaire majeure, le président du Comité international olympique (CIO), Thomas Bach, et le premier ministre japonais, Shinzo Abe, se sont finalement mis d’accord sur le report des Jeux Olympiques de 2020 au 23 juillet 2021.
Cela étant dit, personne n’a la certitude que le CIO et le Comité d’organisation japonais puissent garantir d’assembler un puzzle aussi gigantesque que fragile d’ici un an. Il s’agit de 42 sites de compétition ; 33 Fédérations sportives internationales ; 206 Comités nationaux olympiques qui envoient 10,500 athlètes ; 3 milliards d’euros de sponsoring venant des 66 sponsors dits “locaux” (nommés “Partenaires Or des Jeux Olympiques de Tokyo 2020”, “Partenaires officiels …”, “Supporters officiels …” selon la somme qu’ils payent) ; 1,2 milliards de dollars de revenus publicitaires rien que pour la NBC ; 3,500 employés au Comité d’organisation dont 30% envoyés du gouvernement métropolitain de Tokyo ; 110,000 bénévoles ; 5 millions de billets déjà vendus par le Comité d’organisation ; 900 logements du futur-ancien village olympique déjà vendus ; 46,000 chambres d’hôtel réservées rien que par le Comité d’organisation pour la “famille olympique”. De plus, personne ne sait si cette pandémie ne sera résorbée dans un an. L’impact des conséquences économiques, financières et humaines est également très incertain.
ANNULATION PURE ET SIMPLE REFUSÉE
Aucune certitude. Après tant de sacrifices et tant de compromis, “nécessaires” selon Thomas Bach, pour surmonter tous ces cauchemars logistiques, il est possible que les “JO 2021” n’aient jamais lieu. C’est une perspective qui fait froid dans le dos, dont peu de gens osent parler, et pourtant ce risque est bien réel. Cependant le CIO et le gouvernement japonais ne peuvent pas choisir l’annulation. Pour l’un, la survie de son écosystème entier est en jeu. Pour l’autre, l’annulation pure et simple à quelques mois avant l’échéance pourrait entraîner une catastrophe économique. Le 6 mars, SMBC Nikko Securities a rendu publique son estimation pour le coût de l’annulation : 65 milliards d’euros (7,8 billions de yens). Selon certains médias occidentaux, ce qui est en question, c’est également l’héritage du premier ministre ayant été en poste le plus longtemps dans l’histoire du pays.
Commençons par l’écosystème olympique : l’argument favori de ses défenseurs, c’est que de l’argent récolté par le CIO va notamment aux “petits sports”. Autrement dit, certaines fédérations internationales de sports (FI) ne peuvent pas fonctionner sans l’argent “redistribué”, tous les quatre ans, par le CIO. Mais dans un monde ravagé par un virus ou pas, l’avenir de ces fédérations est l’une des dernières choses dont on se soucie. Quel serait l’incidence pour 99.9% d’êtres humains si ces FI fonctionnaient à l’avenir comme des fédérations de sports “non olympiques” – pétanque, boule lyonnaise, bowling ou rugby ? L’argument selon lequel la défense de toutes ces fédérations de sports olympiques serait d’intérêt général, est donc inopérant.
Ensuite, regardons l’impact économique pour le pays hôte. Il est vrai que l’annulation à quatre mois d’un tel événement ne peut pas laisser un pays, même s’il s’agit de la troisième puissance économique mondiale, indemne. Le report, ça coûte cher, mais moins que l’annulation. À partir de ce constat, il faut néanmoins se demander : en premier lieu, quelle nécessité y a-t-il à organiser un tel événement dont l’annulation au dernier moment pourrait carrément ruiner un pays comme le Japon ?
NUISANCES POUR LES PAYS HÔTES ET LOIS D’EXCEPTION
« Reporter les Jeux Olympiques, ce n’est pas comme décaler un match de football au samedi suivant », dit Thomas Bach. Il a raison. Les JO ne sont pas comme un match de football. S’il n’y a presque pas de critiques aguerries contre les matchs de football qui ont lieu tous les samedis, c’est parce que ces nuisances sont négligeables. On peut s’en foutre même si on n’aime pas le football.
Les nuisances des JO sont, elles, loin d’être négligeables. En fait, toutes les critiques contre ces Jeux anachroniques sont à chaque fois les mêmes depuis deux décennies. Des éléphants blancs. Privatisation du profit. Nationalisation des dettes. Expansion de la surveillance policière et militaire. Dégradation de l’environnement. Déplacement massif de populations. Tous ces maux n’auraient pas pu exister si les JO avaient été aussi restreints que les matchs de football. Toutes les difficultés liées au report ou l’annulation des JO sont les conséquences de la taille de cette “immense fête fraternelle”.
En vérité, le seul et unique but d’organiser des Jeux de cette taille pour un État, c’est d’imposer les inacceptables en temps normal. Notamment, l’accélération des travaux sans la contrainte juridique du temps habituel. Quand on lit la “loi olympique” française, il est clair qu’elle est là pour créer l’état d’exception. Ce n’est pas la “stratégie du choc”, mais la “stratégie de la festivité”. Ce n’est pas le “capitalisme du désastre”, mais le “capitalisme des fêtes”. La différence est seulement dans l’apparence : leur fonction est identique. C’est ainsi que la Société de livraison des ouvrages olympiques (SOLIDEO) peut construire le “village des médias” pour 4,000 journalistes dans une partie du parc Georges Valbon de la Courneuve classé en Natura 2000. C’est ainsi que l’État ajouterait des bretelles à l’échangeur de l’A 86 de Pleyel et supprime les bretelles de l’A1 à la Porte de Paris pour fluidifier le trafic entre le futur village olympique et le Stade de France, malgré l’opposition des riverains craignant pour la santé des enfants qui vont à l’école coincée par ces futures bretelles. Les recours en justice contre ces projets (qui comprennent aussi la construction de la Tour Triangle) ne bénéficieront que de l’examen de la Cour d’Appel (décision non suspensive) et sont privés de l’examen par la jurisdiction de première instance.
RETARD DANS LES CHANTIERS : UNE OPPORTUNITÉ POUR RENONCER ?
Les travaux pour Paris 2024 sont à l’arrêt en ce plein milieu de la pandémie, parce que ces travaux ne sont pas reconnus comme une des “premières nécessités” à l’instar de plein d’autres activités du capitalisme moderne. Personne ne sait quand la SOLIDEO pourra redémarrer les chantiers olympiques. Personne ne connaît l’impact qu’aura cet arrêt au calendrier de la livraison des ouvrages olympiques. D’ailleurs, la SOLIDEO n’a même pas encore lancé des grands chantiers comme le ledit village des médias ou le Centre Aquatique Olympique à quatres ans de l’ouverture des Jeux.
Mieux vaut ne jamais lancer ces chantiers. Mieux vaut suspendre les chantiers déjà lancés. On savait que les JO apportent systématiquement des dégâts sociétaux, environnementaux et économiques à chaque pays d’hôte. Maintenant, on connaît le coût en cas de report ou d’annulation de dernière minute aussi. L’estimation du coût supplémentaire dû le report pour les JO 2020 varie entre 2.4 milliards d’euros et 5.2 milliards d’euros, mais tous les analystes sont d’accord sur un point : ce sera payé par les contribuables. Certains diront : “Mais on n’aura pas une telle crise comme ça pour Paris 2024 ! Les Japonais sont exceptionnellement malchanceux !” Qui sait ? De plus, le sujet est tout autre. La vraie question est : sous quel prétexte peut-on imposer un tel risque en plus de ces nuisances prévisibles sans réellement consulter les habitants ?
Au Japon, pendant ce débat politico-sportif, nombreux sont ceux qui ont pris la peine de lire un texte aussi agréable que le contrat ville hôte pour les JO 2020. Ces lecteurs sont stupéfaits de son caractère unilatéral, notamment “I. Principes de base. 9 Indemnisation et renonciation aux recours contre le CIO”. En conséquence, certains réclament non seulement l’annulation des JO 2020 mais l’abolition du CIO et des Jeux Olympiques modernes (avec hashtag #廃止だ廃止). Il est important de préciser qu’une clause de cette nature n’existe pas dans le contrat ville hôte pour les JO 2024 de Paris, dans le contexte où de moins en moins de villes veulent organiser les jeux. Néanmoins, ce contrat reste, d’une manière peu équivoque, très favorable au CIO.
Mais n’importe quel contrat est résiliable. Les JO 2024 n’ont pas commencé la plupart des travaux. Le Comité d’organisation des jeux olympiques (COJO) français peine toujours pour trouver des sponsors. Les billets ne sont pas vendus. Le calendrier du Parc des Expositions (qui accueille le Centre Principale des Médias) est encore flexible. Les chambres d’hôtels ne sont pas encore réservées. A ce stade, l’annulation des JO 2024 n’est pas seulement faisable, mais ô combien nécessaire pour un pays fragilisé par la pandémie ! Les JO n’étaient jamais et ne seront jamais parmi les premières nécessités, avec ou sans coronavirus ! D’ailleurs, avec l’arrêt des activités économiques officiellement reconnues “sans nécessité”, force est de constater que le coronavirus est plutôt bon pour l’écologie de cette planète. Baisse drastique des émissions de CO2 sera confirmée dans quelques mois. N’est-ce pas une insulte pour notre écologie de ne pas annuler un événement aussi inutile et écocide que les JO dans le monde d’après le coronavirus ?
Sans attendre un autre virus ou un autre épisode apocalyptique, il faut annuler ces Jeux. Plus tôt cela sera fait, plus facile et moins coûteux ce sera. Si la France annule les JO 2024, le CIO disparaîtra très probablement. Mais cela ne voudra absolument pas dire la fin du sport ou des sports. Cela sonnera simplement la fin de ce cérémonial grandiloquent bricolé à partir de fantasmes sur l’Antiquité grecque. Il y aura forcément quelques-uns pour pleurer sa disparition malgré sa valeur douteuse. Nous préférons garder nos larmes pour la disparition des choses bien plus précieuses.